Mais nous sommes bien, là, sur la véranda carrelée. Je découvre l’Afrique, loin du tumulte des foules trop bruyantes. J’aime ce silence où la vie se ralentit. J’ai douze ans et toute la vie devant moi. Cette aridité, cette simplicité de lignes janséniste.
Aridité ? Pas tout à fait, car il y a un puits, au milieu de la cour, presque symbolique, au milieu de ce désert. Quand on a soif, il suffit de descendre, de remonter la « tine » pleine d’eau, pour remplir la boîte de conserve qui sert de gobelet. Je l’ai fait, semblable à de nombreux passants, qui se succèdent dans cette cour ouverte à tous, puis repartent désaltérés. Un jour ils repasseront, anonymes. Appuyé sur la balustrade, là-haut, je contemple intensément le spectacle nouveau pour moi. Le ciment est frais sur ma joue. Odeur de pierre froide. La peinture jaune s’écaille, friable sous mes ongles. Les bruits s’atténuent, s’éteignent. C’est l’heure de la sieste. Trêve sacrée avant d’entamer l’après-midi. Il fait trop chaud dans la chambre à peine ventilée. Une odeur cuivrée un peu acide nous enveloppe. Celle des portes grillagées comme un garde-manger, qui nous protègent des moustiques. Une ombre verdâtre, des graffitis de feuilles immobiles, tigrées dans le ciel plombé. Parfois, une rumeur lointaine, bruissement vague. Le corps moite se retourne sur les draps chiffonnés, à la recherche d’un peu de fraîcheur.
Là-bas, il y a un vieux cargo poussif écaillé. Il se déglingue, mais il est beau parce que bateau. Ca sent la toile écrue, âcre, l’arachide et la poussière sèche. De grands quais presque vides, un tas de faces, de membres noirs luisants de sueur. Ca bouscule, criaille, piaille. Ca sent fort l’homme noir qui roule du muscle, s’empare d’une malle ou d’une valise, au vol, virevolte, pantin gesticulant. Ca gueule de cette voix de tête, hachée, saccadée. Ca grouille, se faufile, tout est en bas débarqué, on n’ a rien vu. Une odeur de bois brûlé. Un type affalé, l’œil vague, morne, mâchonnant son bout de bois, rumine, bovin au front lourd. Nous verrons les Devèze, qui nous attendent, et nous manquerons attraper une indigestion, tellement nous nous empiffrerons. La France occupée, c’est bougrement loin. Nous ne sommes plus des noirs chez les blancs mais, paradoxe, des blancs chez les noirs.
La mer, le navire, la femme... Tout cela est lié, mêlé, mais d’une clarté aveuglante. C’est mon absolu.
Pour moi, Dieu est mer.
La mer, c’est mon horizon illimité.
Pour en revenir à ces Syriennes, je me souviens que mon adolescence en éveil me poussait violemment vers ce genre de filles. mais cela restait du domaine du sensuel.Elles représentaient pour moi la plénitude de l'amour physique, un amour lent, sans violence, une duréee qui devait se terminer par une espèce de langueur, sans fin. Rien de comparable à ce que suggéraient les Mauresques, surtout les jeunes de quinze, seize ans, qui vous lancaient un coup d'oeil rapide et furtif, sous leur voile.
A saint Louis, il y avait une jeune marchande de cacahouètes, tapie comme un animal au coin d'une boutique Maure. Un animal, parceque j'avais vraiment l'impression qu'elle était à l'affût. Et elle l'était. Sa petite natte de cheveux en forme de diadème, enduite sans doute de beurre de karité, les minuscules piécettes cernant le front bombé, d'un brun olive, et par dessus tout cela, le voile bleu, d'un bleu crasseux, encadrant un visage gourmand, visage mince, au nez fin, narines sensibles comme l'ont les bêtes, ou plutôt le museau des félins qui guettent.
Elle avait aussi cet air un peu narquois, avec un léger sourire d'où sortait l'éternel bâton que tous les Africains mâchonnent comme un cigare, et qui leur sert de brosse à dents.A moins que ce ne soit la pipe en terre rouge que les femmes laissent pendre au bord de leurs lèvres, comme le vieux fumeur sa cigarette. Mais quand elles fumment la pipe, les femmes d'Afrique ont un air grave. Peu importe. Cette femme Maure, je la voyais tous les jours, du moins il me semble maintenant, et j'avais l'impression qu'elle m'attendait ... J'étais un adolescent curieux, attentif à tout, et plus Européen qu'Africain, même si l'inverse se produit aujourd'hui.
Nous nous sommes retrouvés un beau jour à bord du « Bambora », de la Compagnie Frayssinet. Là je jouissais de l’odeur du bateau. La madeleine de Proust – cet auteur si grand que je ne l’ai jamais lu. L’odeur d’un navire, odeur de peinture froide, relents d’huile de machine mêlés à un léger fumet de cuisine de restaurant, de thé chaud, sensation de moiteur intime, qui monte du ventre, le front balayé de bouffées de brise marine et de métal rêche à force d’être repeint, croûteux, rongé par en dessous de rouille, qui sourd une sueur salée sous le coup de langue. Un navire, c’est un être vivant. Ca vit, et ça meurt quand c’est trop pourri.
Un arbre, os jauni, squelette tordu dans l’immensité cendrée, rotule d’un géant inhumé dans la terre d’Afrique où tout semble fossilisé. Le soleil écrase tout de sa lumière brûlante, éclate sur le baobab monstrueux, moignon dardant ses maigres branches tourmentées. Un dromadaire laineux oscillant de la tête, comme un jouet mécanique, brame son chant rauque. Jeté sur le sable, tas de tissus noirs crasseux, un Maure rêve, le regard brûlant, dans la peau desséchée. C’est Louga, petit poste déposé comme une crotte sur la voie ferrée Dakar-Saint-Louis.
C’est dans la famille de papa que j’ai mangé, pour la seule et unique fois, de la tortue. C’est délicieux ! Le goût du veau. C’est aussi à ce moment que j’ai découvert la sauce de piments crus, coupés et mélangés à de la tomate crue. Ca vous emporte la gueule ! A la Réunion, ce sont les nougats rouges aux cacahuètes que l’on achetait chez les marchands chinois, comme le grâton pour faire la rougaille, cette sauce à la tomate avec de la viande ou du poisson que l’on mange avec du riz. Et puis il y a «l’imbrocal », où le riz est cuit avec un peu de tomate pour la coloration, et qui se mange avec de la rougaille et des haricots rouges. Il s’en dégage une odeur chaude de haricots et le parfum des piments, un peu sucré à cause de la tomate. La brûlure est comme une morsure, vive, puis elle reste sur la langue.
C’était la ville de Tananarive, tout en gradins. La terre rouge. Aux alentours, on ne sait plus à quel moment on quitte la ville, car la banlieue devient rapidement quartier de bicoques bâties à l’aide de tôles, cases, étendues d’eau jaunâtre, rizières; il pleut beaucoup et le paysage devient irréel. A travers le rideau de pluie blafard, peut-on reconnaître où cesse le sol et où commence le ciel quand on est un gamin ? Et même sans être gamin, ça vous colle à la peau, la terre gluante, la pluie grasse. On devient malgache, et on communique avec les morts. On a du riz qui germe dans ses jambes; je deviens caillou, terre, arbre écartelé vers le ciel ou bulbeux, toison sombre…
Mais j’aime Marseille parce que c’est la première vision que j’avais de la France en arrivant d’Afrique par bateau, alors que je n’ai aucun souvenir d’arrivée par Bordeaux, car je n’ai vraisemblablement jamais débarqué dans ce port. La France de mon enfance, car sur ce point-là, je ne suis jamais devenu adulte. Et c’est cette osmose entre Marseille, Bordeaux, le Sénégal, que j’essaie sans cesse de traduire dans la peinture ou certains dessins. A un degré moindre, Madagascar et la Réunion, car ce sont surtout des épisodes de ma jeunesse, des épisodes qui ont leur importance, car ils me relient à un passé antérieur à ma jeunesse, celui de mes origines réunionnaises, la famille de mon père.
C’est par-là que se trouvait le dispensaire. Sur la route sèche, couverte d’une poussière d’un jaune presque blanc, irritant, sous le ciel chauffé à blanc, les petits ânes couleur de sable transportent des charges de sel. L’homme assis sur le train arrière de l’animal, les jambes ballantes. La femme grande, d’un brun doré, les traits émaciés, les yeux enfoncés, raide et pourtant souple, porte sur la tête légèrement en biais, avec cet air dédaigneux des femmes peules, une calebasse ou une tine. Elle marche en faisant glisser ses pieds plats, blancs de poussière, l’air absorbé comme par une vie intérieure profonde, mais sous la paupière baissée, le regard frôle un regard à droite ou à gauche, tout en demeurant lointain, indifférent, poli comme les boucles d’ambre jaune qu’elle porte en collier.
La boutique maure, c’est aussi le bijoutier qui façonne ses bagues filigranées en argent, les nombreux cadenas maures, avec leurs clés aux formes étranges. Accroupi devant son feu qu’il ravive sans cesse en soufflant dessus, l’homme lime, grave ou scie, impassible, muet sous les regards indifférents, ou ceux curieux de mon enfance.
Mais l’Afrique, mon Afrique, commençait hors de la maison, avec la petite marchande maure à une extrémité de la rue, et à l’autre bout, le fleuve, le Sénégal. Fleuve jaune, sale, qui recevait tous les déchets de la ville, non par les tuyaux d’égouts, car cela n’existait évidemment pas, mais parce que tous les matins - et je voyais ce spectacle, écœurant pour un occidental, les femmes venaient vider les tinettes de matière fécale, puis elle se mettaient nues, et se lavaient dans cette eau malodorante. L’Afrique c’est aussi cela. Comme le Gange en Inde.
Tout semble desséché. Depuis le ciel gris d’acier, aveuglant, où tournent les taches noires des charognards.
Le vieil homme recroquevillé ne révèle qu’une masse parcheminée noirâtre, où le boubou semble corps.
Je dis le vieil homme, peut-être était-ce la femme peule, avec sa poitrine de cuir séchée, une main osseuse comme un membre de Giacometti, tordue par les rhumatismes, ces mains sombres des nègres qui semblent être propres à tous les peuples de couleur.
Dieu, que j’aurais aimé avoir la verve de Cendrars pour vous raconter mes voyages de l’Afrique à la France.
Je ne suis jamais là, au bord. Toujours en voyage. Même sans quitter Bordeaux, je suis très rarement présent dans cette ville que j’aime pourtant. Mon désir inavoué revenir mourir en Afrique, après avoir si longtemps désiré venir finir ma vie en France, il faut avouer que cela dénote une certaine amertume vis-à-vis de la «douce France» de mon enfance. Sacrée France ! S’il n’y avait pas les Français, peut-être que cela serait différent ! On appartient à sa famille, à ses ancêtres, même quand on est un déraciné. L’assimilation, ça n’existe que dans le rêve des pauvres types, ou de ceux qui cherchent la sécurité dans l’anonymat. Je ne suis pas anarchiste. Je ressemble peut-être aux autres. Mais «les autres» ce sont les nègres !
Alors je voyage sans cesse. Je veux voir d’autres paysages, alors je les vois. Je veux rencontrer d’autres gens, alors je les rencontre.
Je suis sénégalais, je suis réunionnais, je suis breton aussi, et quoi encore ? Je suis noir comme d’autres sont basques.
Je dis « basque » parce qu’on doit se sentir plus basque que français.
Les bouteilles d'encres
révèlent
quelques extraits du manuscrit
laissé par Pierre à sa femme Marie Claire